Et si, dans dix ans, posséder une voiture individuelle en ville paraissait aussi anachronique que fumer dans un TGV ? La question peut faire sourire… mais elle est loin d’être absurde.
Autopartage, free-floating, covoiturage, vélo en libre-service, trottinettes, navettes autonomes : la France est devenue un laboratoire géant des services de mobilité partagée. Dans le même temps, la voiture personnelle reste ultra-dominante. On empile donc les offres, les applis, les opérateurs… mais est-ce que tout cela mord vraiment sur l’usage – et la possession – de la voiture individuelle ?
Plongeons dans le paysage français de la mobilité partagée et regardons, sans filtre, ce que cela change vraiment pour notre bon vieux réflexe « je prends ma bagnole ».
La voiture individuelle, ce totem qui vacille (un peu)
Commençons par le décor : la France est encore un pays de l’auto-roi.
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Environ 80 % des déplacements motorisés du quotidien se font en voiture.
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Plus d’un ménage sur deux possède au moins deux voitures en zone périurbaine.
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Dans de nombreuses petites communes, il n’y a tout simplement pas d’alternative crédible.
Mais derrière ces chiffres, des fissures apparaissent :
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Les jeunes urbains repoussent de plus en plus l’achat d’une voiture.
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Le coût de la voiture explose (assurance, carburant, stationnement, ZFE, etc.).
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Les entreprises se font taper sur les doigts pour leurs flottes et leurs trajets domicile-travail.
C’est dans ce contexte que les services de mobilité partagée se sont imposés, pas comme un gadget « smart city », mais comme une vraie béquille face à la fatigue automobile. Sauf qu’entre l’enthousiasme des pitchs PowerPoint et la réalité des trottoirs, il y a parfois un monde.
Autopartage : la première brique pour se passer de deuxième voiture
L’autopartage, c’est l’idée simple (mais révolutionnaire) de mutualiser la voiture comme on mutualise déjà le train ou le bus : on paye à l’usage, pas à la propriété.
En France, on distingue deux grands modèles :
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Autopartage en station (Citiz, Communauto, Yea!, etc.) : on réserve, on prend la voiture dans une station dédiée, on la ramène au même endroit.
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Autopartage en free-floating (Share Now à Paris jusqu’en 2024, services municipaux type Zity ou véhicules en flotte privée) : on prend une voiture où elle est garée, on la laisse ailleurs dans une zone autorisée.
L’impact sur la voiture individuelle ? Il est documenté, et il n’est pas anecdotique :
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Une voiture d’autopartage peut remplacer entre 5 et 10 voitures privées selon les études et les villes.
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Les utilisateurs réguliers d’autopartage réduisent leur kilométrage en voiture, et certains renoncent à l’achat d’un véhicule (souvent la « deuxième voiture » du foyer).
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En centre-ville dense, l’autopartage combiné aux transports en commun et au vélo rend l’absence de voiture… presque confortable.
Autrement dit : l’autopartage ne fait pas disparaître la voiture, mais il détricote doucement l’idéologie du « il m’en faut une à moi, tout de suite, tout le temps ».
Là où ça coince : l’autopartage reste très urbain, parfois cher si mal utilisé, et encore mal connu hors des grandes métropoles. En zone périurbaine, il pourrait être un game changer, mais sans stationnement réservé et sans soutien clair des collectivités, il végète.
Covoiturage du quotidien : remplir les voitures vides
On connaît tous Blablacar pour les trajets longue distance. Mais l’enjeu principal, ce n’est pas le Paris – Lyon du week-end : ce sont les 20 km quotidiens de trajet domicile-travail en voiture… très souvent tout seul dans l’habitacle.
La France pousse donc massivement le covoiturage du quotidien :
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Bonus covoiturage pour les conducteurs.
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Applications partenaires (Blablacar Daily, Karos, Klaxit, etc.).
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Voies réservées au covoiturage sur certains axes (Grenoble, Lyon, Île-de-France…).
Sur le papier : c’est le jackpot. Pas besoin de nouvelles infrastructures lourdes, les voitures sont déjà là, les routes aussi. Il suffit de mieux les remplir.
Dans la réalité : la montée est lente, mais réelle. Les chiffres progressent surtout là où :
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Les collectivités subventionnent fortement les trajets.
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Les entreprises jouent le jeu avec un plan de mobilité sérieux.
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Les contraintes de stationnement ou de circulation rendent la voiture solo dissuasive.
Est-ce que ça fait reculer la possession de voiture ? Pas encore de manière massive. On est plutôt sur une phase où la voiture personnelle est « mieux utilisée » qu’abandonnée. Mais sur certains territoires, le covoiturage récurrent commence à rendre la deuxième voiture franchement superflue.
Vélo, scooters, trottinettes en libre-service : les tueurs de petits trajets voiture
Les services de mobilité partagée ne se limitent pas à la voiture. Et ce sont même souvent les « petits engins » qui font le plus de dégâts sur l’usage automobile.
En France, on trouve aujourd’hui :
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Vélos en libre-service (Vélib’, Vélov’, V3, etc.), à assistance électrique ou non.
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Trottinettes électriques en free-floating (de plus en plus régulées, voire expulsées, comme à Paris).
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Scooters électriques partagés dans plusieurs grandes villes.
Ce que montrent les retours de terrain, c’est que ces modes attaquent un bastion très précis : les trajets de 1 à 5 km, ceux où la voiture était souvent utilisée par flemme, par habitude ou faute d’alternative lisible.
Remplacer un trajet de 3 km en voiture par un vélo ou une trottinette, c’est :
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Un embouteillage en moins.
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Une place de stationnement libérée.
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Une dépendance émotionnelle à la voiture qui recule, un trajet à la fois.
Est-ce que cela pousse à vendre sa voiture ? Pas tout de suite. Mais cela prépare le terrain : quand votre quotidien se met à tenir sur un mix transport en commun + vélo, la question de l’utilité d’un véhicule personnel revient vite sur la table.
Free-floating et VTC : la voiture, mais sans les emmerdes (et avec d’autres)
À côté des services structurés d’autopartage en station, le free-floating et les VTC ont redéfini la relation à l’auto dans les métropoles.
Le free-floating, c’est la voiture disponible à la volée, via une appli, sans station dédiée. Pratique, mais très gourmand en espace public et complexe à réguler. Beaucoup de services se sont retirés de certains marchés, faute de modèle économique solide ou de cadre politique clair.
Les VTC et taxis, eux, proposent un luxe nouveau pour les urbains : ne plus avoir à conduire. Pour certains, c’est devenu une alternative à la possession d’une voiture, combinée à l’usage ponctuel d’autopartage ou de location.
Impact sur la voiture individuelle ? Ambivalent :
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Oui, certains citadins renoncent à acheter une voiture grâce aux VTC + autopartage + vélo.
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Mais les VTC peuvent aussi générer du trafic supplémentaire (les kilomètres à vide, la captation de trajets qui auraient pu se faire en transport en commun).
On n’est donc pas sur une solution miracle, mais sur un élément de l’écosystème qui rend l’abandon de la voiture personnelle un peu plus envisageable pour ceux qui ont les moyens de payer à chaque trajet.
Grandes villes, périurbain, rural : trois réalités, trois mobilités partagées
On ne parle pas de la même France quand on parle de mobilité partagée à Paris, à Lens ou dans un village de la Creuse. Et c’est là que le débat devient vraiment intéressant.
Dans les grandes métropoles :
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L’offre est pléthorique : autopartage, vélos, scooters, VTC, covoiturage, transports en commun performants.
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Posséder une voiture devient parfois un handicap (stationnement rare, ZFE, bouchons permanents).
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La mobilité partagée peut réellement remplacer l’achat d’une voiture, voire d’un deuxième véhicule dans le foyer.
Dans le périurbain :
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Les distances sont plus longues, l’offre de transport en commun est souvent insuffisante.
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Le covoiturage du quotidien est une piste très crédible, mais il nécessite une masse critique d’utilisateurs.
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L’autopartage en station (dans les gares, les centres-bourgs) a un énorme potentiel… encore largement sous-exploité.
En milieu rural :
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La voiture individuelle reste quasi incontournable pour l’instant.
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Les initiatives se concentrent sur :
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les lignes de covoiturage organisées,
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les plateformes locales de partage de véhicules,
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les services à la demande (TAD, transport solidaire, navettes de collectivités).
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Si on prétend que la mobilité partagée va « tuer la voiture » partout, on se raconte des histoires. En revanche, elle peut réduire la dépendance automobile, surtout pour les foyers qui cumulent aujourd’hui deux ou trois véhicules faute d’alternative.
Ce que la mobilité partagée change vraiment pour la voiture individuelle
Revenons à la question centrale : est-ce que ces services font reculer la voiture individuelle, ou est-ce qu’ils ne sont qu’un gadget de plus dans le paysage urbain ?
Les tendances lourdes qui se dessinent :
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En centre-ville dense, la possession de voiture devient optionnelle, parfois irrationnelle économiquement. Beaucoup de jeunes ménages font le calcul : entre achat, assurance, stationnement et entretien, l’addition est délirante par rapport à un mix transports en commun + vélo + autopartage + VTC occasionnels.
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La deuxième voiture du foyer est en danger. C’est probablement là que la mobilité partagée fait le plus de dégâts. Une voiture principale pour les gros trajets + services partagés pour le reste : le compromis devient de plus en plus courant.
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Les entreprises revoient leurs flottes : bascule vers l’autopartage de véhicules de service, incitation au covoiturage salarié, forfait mobilités durables… Tout cela réduit le réflexe « voiture de fonction = statut ».
Mais soyons lucides : la voiture individuelle reste ultra-majoritaire, surtout quand on sort du cœur des métropoles. Pour l’instant, la mobilité partagée grignote, mais ne renverse pas la table.
Les freins : culture, politique, business model (et un peu de mauvaise foi)
Si la mobilité partagée n’a pas encore transformé massivement notre rapport à la voiture, ce n’est pas juste une question de technologie ou d’offre.
Freins culturels :
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La voiture est encore perçue comme un symbole de liberté, de réussite, de sécurité.
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« Partager » véhicule, trajet, espace… ne va pas de soi dans une société très attachée à l’individualisme motorisé.
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En France, on préfère encore souvent payer cher pour être seul dans sa voiture que moins cher pour la partager.
Freins politiques et réglementaires :
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Instabilité des dispositifs de soutien (bonus, subventions, appels à projets).
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Manque de continuité dans les politiques locales : un maire lance un service, le suivant le coupe.
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Régulation parfois trop tardive (trottinettes free-floating) ou trop timide (stationnement réservé à l’autopartage, voies de covoiturage).
Freins économiques :
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Beaucoup de services de mobilité partagée peinent à atteindre l’équilibre financier.
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L’utilisateur final n’a pas toujours la perception du vrai coût de la voiture individuelle (massivement sous-estimé), ce qui rend la comparaison difficile.
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Les acteurs historiques de l’auto (constructeurs, pétroliers, loueurs traditionnels) ont longtemps freiné des quatre fers avant d’entrer dans le jeu.
Ajoutons à cela une bonne dose de résistance au changement : tant que la voiture démarre le matin et passe le contrôle technique, pourquoi s’embêter avec une appli de plus sur son smartphone ?
Ce qu’il faudrait changer pour que la mobilité partagée devienne la norme
Si on veut sérieusement réduire la dépendance à la voiture individuelle, il va falloir arrêter de considérer la mobilité partagée comme un bonus sympa et commencer à la traiter comme une brique centrale du système de transport.
Côté pouvoirs publics :
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Arrêter la schizophrénie : on ne peut pas simultanément subventionner le stationnement auto, élargir des voiries et prétendre faire du covoiturage la « solution d’avenir ».
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Mettre en place des incitations fortes : voies réservées au covoiturage, parkings relais, stationnements garantis pour l’autopartage, intégration tarifaire avec les transports publics.
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Assurer une stabilité réglementaire minimale pour que les opérateurs puissent investir sans craindre un changement de cap brutal à chaque alternance municipale.
Côté entreprises :
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Remettre à plat la politique de flotte : moins de voitures de fonction, plus d’autopartage, de budget mobilité, de télétravail pour réduire les déplacements inutiles.
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S’impliquer dans le covoiturage des salariés (horaires adaptés, plateformes, incitations financières, stationnement réservé).
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Voir la mobilité comme un levier RH et climat, pas juste comme une ligne de coûts.
Côté opérateurs de mobilité :
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Arrêter de vendre du rêve déconnecté et se concentrer sur la fiabilité, la transparence des prix, la simplicité d’usage.
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Travailler main dans la main avec les territoires, au lieu de débarquer en mode « blitzkrieg » puis de repartir deux ans plus tard.
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Innover sur les modèles économiques : mutualisation avec les entreprises, services hybrides public/privé, intégration dans les MaaS (Mobility as a Service).
Côté usagers (nous tous) :
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Tester, au moins une fois, un service d’autopartage ou de covoiturage du quotidien.
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Faire le vrai calcul du coût complet de sa voiture (et pas seulement le plein d’essence et l’assurance).
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Accepter qu’on n’a pas besoin d’une voiture parfaitement adaptée à tous les scénarios (vacances, déménagement, ski, etc.) 365 jours par an.
Vers une nouvelle hiérarchie des mobilités
La mobilité partagée ne va pas, par magie, « remplacer la voiture » en France. En revanche, elle est déjà en train de redessiner la hiérarchie des modes :
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Pour beaucoup d’urbains, la voiture n’est plus le premier réflexe, mais le plan B (ou C).
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Pour les foyers qui cumulent plusieurs véhicules, les services partagés sont une vraie alternative pour en supprimer au moins un.
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Pour les entreprises et les collectivités, la mobilité partagée devient un outil concret de réduction des émissions et des coûts.
La voiture individuelle restera dans le paysage français encore longtemps, surtout hors des métropoles. Mais elle peut cesser d’être l’alpha et l’oméga de nos déplacements. À condition de sortir d’une vision gadget de la mobilité partagée et d’en faire un véritable pilier de politique publique, de stratégie d’entreprise… et de choix personnels.
La vraie question, au fond, n’est pas : « Peut-on se passer de voiture ? » Elle est plutôt : « Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour n’utiliser une voiture que quand elle est vraiment nécessaire ? »
